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INTERVIEW LECTURE Isabelle Sezionale, la résilience par les mots

Issue d’une famille bourgeoise catholique non-pratiquante de 5 enfants, Isabelle Sezionale-Basilicato a été baptisée et a grandi dans le Var (83). Victime d’inceste de 4 à 14 ans, elle s’extirpe d’une période difficile grâce à l’écriture en 2012. Un an plus tard, elle publie son premier livre La Poupée d’Archimède, un roman autobiographique. Elle a 58 ans, et elle lâche sa carrière de docteure en mathématiques pour entamer une vie d’autrice en «pansant» ses maux par des assemblages de lettres. Dix ans ont passé, Isabelle Sezionale a publié fin 2023 son septième ouvrage Cendres d’Islande.

Isabelle Sezionale-Basilicato, vous avez 68 ans. A l’âge de 4 ans, vous êtes victime d’inceste –ça va durer dix ans. En 2012, vous retournez sur les lieux de votre enfance. En rentrant, vous passez la nuit à écrire votre premier livre, La Poupée d’Archimède. Depuis, vous publiez des romans. Cendres d’Islande, paru fin 2023, est le dernier en date…

Le premier est totalement autobiographique, puis je prends de la distance. Mon deuxième livre porte sur une étudiante en mathématiques, Annabelle, qui fait une thèse et qui va s’apercevoir que la théorie du chaos pourrait s’appliquer à son chaos intérieur. Le troisième est la suite, dans lequel Annabelle réussit à s’extirper de ce chaos. C’est donc pour montrer qu’on peut s’en sortir, c’est un message, une évolution, une renaissance.
Mon premier livre est un cri de douleur et puis on arrive à quelque chose, car Annabelle finit quand même par être heureuse. Pour le quatrième je pensais m’être sortie de tout ça. Avec Accorde-moi son pardon [2018], je me dis que je suis tranquille et que je vais me lancer dans un thriller. Mais, en pleine énigme, je comprends ce que je suis en train d’écrire… Je n’en étais pas encore sortie. Là, j’ai eu besoin de régler les comptes entre la petite-fille et la grand-mère. Annabelle n’existe plus: elle est morte. C’était vraiment un règlement de comptes, ce passage où je montre que, de génération en génération, les non-dits constituent un grave problème.

Ce sont ces non-dits que vous appelez cendres?
Cendres, cela signifie plusieurs choses dans mon dernier livre. Ce sont d’abord les volcans, car pour moi l’Islande est une terre de cendres. Et on renaît de ses cendres*, c’est surtout ça, le message dans Cendres d’Islande. C’est vraiment un message d’espoir et, cette fois-ci, un message d’espoir dans l’avenir de l’humanité. Mon évolution montre que je me suis ouverte aux autres, c’est vraiment une réconciliation totale avec l’humanité tout entière.

Vous qui traitez de thèmes importants et graves comme l’inceste, les problèmes environnementaux…, voyez-vous un parallèle entre la protection des enfants et la survie de la planète?
Oui, parce que protéger les enfants c’est protéger les générations futures, car l’enfant va transmettre tous ses traumatismes. C’est pourquoi je me bats pour l’imprescriptibilité du crime d’inceste. Parce qu’aujourd’hui, on nous dit que ce n’est pas un crime contre l’humanité… mais si: c’est un crime contre l’humanité!

Dans vos vidéos YouTube, vous dites que Cendres d’Islande est le reflet de votre parcours et que vous saviez que vous alliez écrire sept livres. Il vous aura fallu six livres pour boucler la boucle depuis 2013 et la sortie de La Poupée d’Archimède?
Je ne sais pas si la boucle est bouclée. Ce n’est pas une histoire qui se termine, mais une évolution. Maintenant, je me sens libérée et je me réserve le droit de faire n’importe quoi: je suis libre!

Qu’avez-vous prévu de faire, poursuivre l’écriture?
Peut-être, je n’en sais rien.

Dans l’une de vos vidéos, vous confiez en parlant du fait d’écrire: «J’allais entamer un processus de libération qui allait, en me faisant comprendre la gravité de ce que j’avais subi, me permettre de me reconstruire différemment»
Au départ je suis une scientifique, j’ai un doctorat de maths. Je me suis réfugiée dans les mathématiques pour m’isoler, c’est très intellectuel et ça me convenait parfaitement… mais c’était aussi complètement en dehors de la réalité. Mais c’était ma réalité à moi. C’est ça les mathématiques, on construit son monde comme on le veut. Je ne dialoguais pratiquement pas avec les autres. Mais, avec l’écriture, dialoguer avec les autres est devenu un besoin.

Qu’est-ce qui a évolué en vous?
La possibilité enfin de m’accepter telle que j’étais, de m’aimer telle que je suis et, donc, de ne plus être dépendante de quoi que ce soit ou de qui que ce soit. C’est ce qui a changé dans ma vie: la libération, c’est ça.

Vous confiez «Ma vie, je l’avais construite dans le déni. Dans le déni de la gravité des violences et de ma souffrance», vous pouvez développer?
J’ai toujours su ce que j’avais vécu. Je n’ai pas subi d’amnésie post-traumatique, je savais très bien qui était mon bourreau et ce qui s’était passé par des flashs, etc. Je me suis dit: «Ce n’est pas grave». C’est ça le déni. Avec le recul, je peux analyser que mon comportement, suite à cela, était atypique. J’hurlais la nuit, des choses comme ça… Mais je n’ai pas pensé une minute que c’était en lien avec ce que j’avais vécu dans mon enfance.

Eprouvez-vous toujours des terreurs nocturnes**, faites-vous toujours des cauchemars?
Non, ma psy m’avait promis que ça allait s’arrêter. J’avais du mal à le croire car j’avais gardé en moi cette peur d’enfant. Une nuit de 2015, après la thérapie, j’ai fait le rêve pénible que quelqu’un ouvrait la porte de ma chambre et que, comme d’habitude, je me mettais à hurler. Mais, là, je n’ai pas hurlé: j’ai eu très peur, je me suis assise sur mon lit et j’ai regardé cette personne. Après l’avoir regardé –il était petit et tout rabougri–, il a refermé la porte et est sorti. Il n’est plus jamais revenu: c’était fini.

Comment votre famille a-t-elle réagi à la publication de La Poupée d’Archimède, votre roman autobiographique?
Elle m’a fait un procès pour atteinte à la vie privée. Ma famille n’est pas allée sur le terrain de l’inceste, mais m’a fait un procès qui portait sur certaines phrases concernant le divorce de mes sœurs, et sur le fait que ma mère n’était pas très gentille… J’ai été condamnée pour atteinte à la vie privée à verser un euro symbolique à chaque membre de ma famille.

Quand vous livrez: «Petit à petit, j’ai réussi à m’aimer», vous pouvez nous raconter par quelles étapes vous êtes passée?
Quand je commence à écrire en 2012, je suis vraiment au bord du gouffre. Des évènements personnels m’ont complètement fait craquer. J’avais déjà eu des catastrophes dans ma vie mais, là, c’était trop! Jusqu’à présent, j’étais dans la construction totale, j’étais dans l’action. Je fuyais la possibilité de me retrouver seule avec moi-même. Sauf que quand tout s’écroule, que vous n’avez plus de travail, plus de famille autour de vous, et que vous vous retrouvez toute seule, c’est insupportable. Pourtant, sans comprendre pourquoi, vous avez ce besoin d’hurler parce que vous ne supportez pas d’être seule avec vous-même. J’ai donc eu ce premier réflexe d’écrire ce cri, d’écrire ma vie sans comprendre que j’allais écrire tout ça. Quand j’ai terminé le manuscrit de mon livre, je suis retournée voir la psychologue avec qui j’avais amorcé une thérapie, et je suis allée au bout cette fois-ci. Je lui ai remis mon manuscrit, elle avait déjà compris que j’avais subi un traumatisme. Je n’avais pas eu les mots, mais l’écriture me les a donnés.

Une de vos phrases a attiré mon attention: «Cette page, que l’on me demande souvent de tourner, c’est celle de ma vie». Qui vous le demande, et pourquoi?
«Il faut oublier» est quelque chose qu’on entend souvent. Mais chaque personne prend le temps qu’il lui faut, il n’y a pas d’injonction à recevoir: on fait comme on peut! Et puis non, je ne vais pas oublier ma vie: c’est MA vie.

Signe d’une résilience réussie, vous parlez de vous en ces termes: «J’aime cette femme. Je ne lui enlèverai aucune substance. Je ne l’abandonnerai pas. Je l’accompagnerai avec bienveillance jusqu’au dernier mot.». Avez-vous quelque chose à ajouter?
Si on veut faire une référence à Cendres d’Islande, dont le message est de choisir la vie, c’est de sauver la planète parce qu’on choisit la vie. J’appelle tout le monde à choisir la vie.
propos recueillis par Claudine Cordani

* Allusion faite à la légende de l’oiseau phénix qu’on retrouve dans la mythologie égyptienne. Rattaché au culte du Soleil, le phénix incarne l’immortalité en renaissant de ses cendres. Il symbolise la reconstruction et la résilience.
**La terreur nocturne relève d’un trouble du sommeil appelé parasomnie, similaire à un épisode somnambule qui dure d’une à cinq minutes, pendant lequel la personne semble en état de choc (hurlements, prostration…).

Cendres d’Islande d’Isabelle Sezionale-Basilicato, est un livre auto-édité en version numérique en octobre 2023 (format Kindle, 7,99 €) et en version papier en novembre 2023 (Bookelis, 218 pages, 15€).

Liens vers le site Internet d’Isabelle Sezionale et vers sa chaîne YouTube.