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SOCIOLOGIE La force insoupçonnée de l’amitié

La devanture de la librairie parisienne Violette and Co dédiée à la cause LGBTQIA+, le 11 janvier 2024, 52, rue Jean-Pierre Timbaud, à Paris 11e.

Dans son premier ouvrage Nos Puissantes Amitiés – Des liens politiques, des lieux de résistance, Alice Raybaud part du constat que notre société patriarcale impose l’amour (le couple) comme objectif ultime, jusque dans nos imaginaires et nos récits collectifs. Témoignages et études sociologiques à l’appui, l’autrice et journaliste du Monde invite à repenser cette hiérarchisation en relatant l’émergence de modèles qui offrent une place plus centrale aux liens amicaux. Explications.

Rares sont les œuvres dans lesquelles la communauté et les liens amicaux ne sont pas supplanté.e.s par l’intérêt amoureux. Heureusement, il y a bien eu la série américaine Pose*, qu’Alice Raybaud conseille à la fin de son livre. Au gré de rencontres et de brides de témoignages relevées ici et là, la journaliste du Monde en charge de l’intime et des jeunesses a néanmoins «vu poindre sur ce terrain de l’amitié une force qui commençait à grandir». Une dynamique qui a nourri l’idée de ce premier livre sur la force et la place de l’amitié dans nos sociétés: «Je la voyais apparaître un peu partout au travers de mes entretiens, notamment sur la construction des projets de vie, par petites touches. Mais aussi dans certains podcasts que je pouvais écouter, notamment dans les sphères féministes et queer», débute-elle devant la foule venue nombreuse ce jour-là à la librairie féministe, lesbienne et LGBTQIA+ Violette and Co, située à Paris 11e.
Des curieuses et des curieux sont venu.e.s en nombre, souvent entre ami.e.s, après avoir bravé le froid pour le lancement du livre. Mais arriver en avance n’a pas suffi à tout le monde pour se faire une place dans la librairie. Signe supplémentaire d’un intérêt marqué pour ce sujet.

Les amitiés comme «lieux de construction de soi» et «lieux de résistance»

Malgré l’invisibilisation générale des liens amicaux –férocement invités à s’effacer au passage à l’âge adulte pour ne pas entraver la quête ultime portée par la société patriarcale (le couple)–, de plus en plus de personnes s’attachent à les revaloriser. En leur accordant une place centrale, certaines initiatives s’émancipent pleinement des injonctions renforcées lorsqu’on quitte le monde de l’enfance, invitant à se ranger. «Il faut performer cette vie d’adulte sinon on apparaît comme un adulte manqué. L’idée, c’est de trouver le grand amour, de se mettre en ménage, d’aménager ensemble, d’acheter une maison et de faire des enfants, élabore l’autrice dans le podcast Question Genre (RTS).
Pour Alice Raybaud: «On ne nous apprend pas dans notre imaginaire culturel à prendre soin de nos amitiés. On a des psy conjugaux, mais pas de psy de l’amitié. Comme si on n’avait pas besoin de travailler ensemble ces relations à des moments de nos vies. Pourtant, les ruptures d’amitiés peuvent être extrêmement douloureuses et montrent à quel point elles peuvent être intenses, fortes et marquer nos vies. Ces ruptures intéressent, malgré tout, assez peu la fiction. Je crois beaucoup que nos amitiés sont aussi des lieux de construction de soi, de son identité à la fois individuelle et collective. Ces liens peuvent-être profondément émancipateurs, en permettant d’avoir une multitude de piliers intimes, de s’extraire du jeu de la séduction. Il n’y a pas la nécessité de s’arrimer à quelqu’un romantiquement parlant pour ne pas être seule.»
Tisser des liens d’amitié constitue un potentiel émancipateur que l’autrice de 26 ans a découvert il y a peu. «Longtemps, j’ai cru que ce n’était pas un monde (l’amitié) qui m’était destiné», peut-on lire dès les premières pages de son livre. «Ce projet m’a forcée à regarder dans le rétro, commente-elle. Je ne suis pas une personne qui a toujours été entourée d’une immense bande, pour qui l’amitié était d’une simplicité naturelle. J’étais plutôt une enfant introvertie. En tout cas, c’était l’étiquette qu’on me collait. Sur le tard, après l’adolescence, après mes premières années de jeune adulte, je me suis laissée attraper par l’amitié. Tout joue contre nos amitiés parce qu’on n’a pas tellement de place dans notre société actuelle pour se laisser aller. Et sans ce laisser-aller, on n’a pas toujours le temps disponible qu’il faut pour créer des amitiés et les entretenir.»

Dédier du temps à nouer des amitiés et à les entretenir

Alice Raybaud confie à son auditoire: «Avec ce livre, j’ai eu envie de donner la parole à des personnes qui peuvent se reposer sur une multitude de solidarités différentes, matérielles et émotionnelles, et se construire un socle. On peut créer des projets de vie signifiant avec des gens qui ne sont pas des partenaires amoureux et sexuels.»
Avant de conclure Nos puissantes amitiés – Des liens politiques, des lieux de résistance par des remerciements, qui se dirigeront d’abord et en toute logique vers l’une de ses plus proches amies, Claire, Alice Raybaud tient à souligner qu’il ne s’agit pas là de refermer cet ouvrage avec nouvelle injonction sur les épaules. Que nouer des liens amicaux n’a rien d’aisé et d’évident, et qu’une multitude de facteurs (matériels, sociaux, économiques, psychologiques, culturels…)  entrent en ligne de compte dans le fait qu’on est plus ou moins à l’aise et en capacité de créer des liens d’’amitié. Dans son ouvrage, le passage qui s’attarde sur les boys club est particulièrement éclairante quant aux difficultés des hommes dans cet exercice. Se basant sur des études et des sondages, la journaliste rappelle qu’à l’âge adulte les hommes s’entourent généralement de très peu d’amis (moins que les femmes de leur génération). Surtout, nombreux ceux qui confient: «ne pas se satisfaire du trop faible soutien affectif apporté par ceux qui portent ce titre [d’ami] dans leur entourage». Entre hommes, les relations doivent être créées en nombre et ne pas être trop intimes. Ainsi va le patriarcat.
Dans son essai Quand les garçons rejoignent le club des garçons (2022, First Editions), la chercheuse en psychologie Judy Y. Chu expose le phénomène d’amputation précoce de la capacité des garçons à nouer des amitiés pleines et signifiantes dès la maternelle. «Les tandem amicaux masculins restent sur le devant de la scène. On trouve pas mal de groupes de potes dans la pop culture. Ils trustent la représentation de l’amitié au cinéma. Mais ce soutien reste en surface au niveau des émotions, des sentiments, expose l’autrice. N’ayant aucun autre relais extérieur, les femmes dans leur vie finissent pas être leur psy, remplissent ce rôle d’accompagnement émotionnel qui vient pallier des relations entre hommes qui ne vont pas faire ce travail, mais qui vont permettre de grimper l’échelle sociale», observe encore Alice Raybaud. Amenée à combler un manque qui ne les concerne pas directement, cette (sur)charge émotionnelle est une responsabilité de plus dans la besace des femmes. Un poids supplémentaire qui s’ajoute à leur charge mentale, déjà assez pesante.

«L’enjeu est de nous autoriser à déplacer notre regard des scripts étroits qui nous sont dictés, et de voir l’amour là où il peut se trouver»

Il est contraignant de naviguer au sein de sociétés occidentales marquées par une certaine déconnexion sociale et le renforcement d’un sentiment de solitude. Un rapport de l’administrateur de la santé publique des Etats-Unis, daté de mai 2023, évoque même une “épidémie de solitude”. Véritable enjeu de santé publique, en France, ce sont 11 millions de personnes de plus de 15 ans qui disent en souffrir –soit 20% de la population. Le Covid-19 est venu distendre des liens qui s’effritaient déjà. Alors, oui, ces chiffres sont alarmants, et vous vous retrouverez peut-être dedans. Mais rassurez-vous, ce n’est pas le moral plombé que vous sortirez de cette lecture.

Avec l’amitié pour fil conducteur, c’est un monde de nouvelles portes comme autant de perspectives de rencontres bienveillantes et enrichissantes qui s’ouvrent au fil des pages. Voilà pourquoi la rédaction des Cent Plumes vous invite à les tourner. En guise de conclusion, voici cet extrait émouvant:
«Tandis que nous avons toujours plus besoin de ces liens porteurs sur lesquels nous reposer, face à la montée de l’extrême droite, aux tensions géopolitiques et au chaos climatique qui se dessine, l’enjeu est de nous autoriser à déplacer notre regard des scripts étroits qui nous sont dictés, et de voir l’amour là où il peut se trouver. Que ce soit dans le regard d’un ami comme dans l’affection portée à une filleule, un aîné, une ancienne nourrice, une belle-mère ou même un animal. Dans des relations amicales ponctuelles ou éternelles, créées dans l’euphorie d’une manif pour une vingtaine de minutes ou en jouant dans la cour de récré sans imaginer qu’elles nous accompagneront toute la vie. Celles qui font l’effet d’un cocon ou qui viennent tout balayer sur leur passage en invitant à prendre de nouvelles routes. Celles qui nous apportent une quiétude nécessaire ou celles qui nous encouragent à prendre des risques. Ces liens de l’ordinaire, liens de fête, de joie, de blague et de légèreté. Ceux qu’on perd de vue puis qu’on retrouve. Ceux qu’on ne retrouvera pas mais qui nous habitent toujours, qui ont laissé leur empreinte et c’est tout aussi bien. L’ensemble de ces relations qui nous accompagnent dans l’aventure d’être soi pour reprendre une expression de Simone de Beauvoir. Toutes sont aussi valables et en prendre soin est politique.»
Justine Saint-Sevin

  • Pose est une série télévisée américaine co-créée par le producteur Steven Canals et les scénaristes Ryan Murphy et Brad Falchuk. Elle a été diffusée sur FX à partir de 2018. Dans cette série, les créateurs de Glee et d’American Horror Story nous transportent dans le New York des années 1980, dans une famille queer composée d’adeptes de la scène ballroom et du voguing. Bouleversante d’humanité, la série Pose traverse les destins de personnages transgenres et gays, qui sont issus des communautés noire et latino des Etats-Unis.

Nos Puissantes Amitiés – Des liens politiques, des lieux de résistance, d’Alice Raybaud est paru en janvier 2024 aux éditions La Découverte, 320 pages, 20€