← Retour Publié le

SUR SCÈNE Lucie Carbone dans Jour de fête

Le spectacle commence dans une ambiance de samba. Jour de fête* s’annonce chaud. Comble, la salle intimiste du Point Virgule se prête à la prestation de l’artiste, Lucie Carbone, qui noue une complicité avec le public dès les premières secondes. Et ça va durer cinquante-cinq minutes, entre mimiques, modulations de la voix et pas de danse. Pour elle, «l’évolution est un madison: un pas en avant, deux pas en arrière».

Solennel, le morceau Ameno du groupe Era envahit l’espace. L’artiste se met à traduire les vers latins, puis les mime… Le public est hilare, et le reste même quand elle parle d’égalité sociale et d’inégalité scolaire, quand elle aborde des sujets comme la vie et la mort, le sexe, la cause LGBTQIA+, le monde du travail et les profils toxiques qu’on y côtoie. Parce qu’elle raconte drôlement bien les histoires, le public reste plié lorsqu’elle raconte sa reconversion professionnelle, qu’un profond mal-être a provoqué.

« Je suis passée de cadre sup à troubadoure »
Mais qui est donc Lucie Carbone? Réponse: une créative dans l’âme qui a cessé de travailler pour des multinationales et de fréquenter le quartier d’affaires de la Défense pour assouvir un besoin vital de se trouver hors cadre, de se lâcher pour être elle-même, enfin. Avant l’interview, on lui a demandé de faire notre test** de l’été: Quel.le féministe êtes-vous? Résultat, un joli score de 55 points qui la définit comme «super féministe hésitante***». Rencontre.

Lucie Carbone, qui es-tu et d’où viens-tu?
Je suis née à Perpignan, où je suis restée jusqu’à mes 17 ans [soit la moitié de sa vie: elle aura 34 en novembre prochain, NDLR.]. Je suis ensuite partie à Toulouse pour mes études, et je suis montée à Paris en 2013 pour travailler dans la gestion de projets informatiques. J’ai fait ça pendant quatre ans comme consultante, principalement à la Défense, puis dans une grande boîte du CAC 40. J’ai travaillé un an pour Total. Et là… chamboulement! Crise de la trentaine?

Justement, à quel moment as-tu décidé de changer de vie?
A 30 ans. J’ai démarré le stand-up il y a cinq-six ans. Mais je n’ai arrêté l’informatique qu’en septembre 2019, il y a quatre ans.

Dans Jour de fête, on apprend que tu as fais onze ans de latin…
Pour être honnête, je n’en ai pas fait autant. Mais j’en ai fait au collège et au lycée, et… j’ai décidé de passer mon bac en latin, en candidate libre. En réalité, c’était un défi. Au moment de nous inscrire à l’épreuve du bac, Ludvig, un copain, et moi voyons qu’il y a une option libre. Il inscrit pétanque (il en sera dispensé car les épreuves ne se tenaient qu’à Marseille), et moi je marque latin. J’ai dû aller à l’épreuve, qui se déroulait à Perpignan. J’ai eu 10.

Grand moment de météo quand tu dis: «J’ai bossé dans des grandes boîtes pendant cinq ans. Ressenti: quinze», explique-nous…
J’ai fait hypokhâgne et khâgne en B/L (généraliste) et Sciences Po Toulouse. Et j’ai vraiment adoré mes études. C’est un temps de réflexion incroyable qu’on a dans une vie.
J’ai cru que le monde du travail serait un peu pareil en terme d’épanouissement, d’idées, de stratégies. Je me disais qu’on avait été formé.e.s pour «pondre» des choses intéressantes qui permettraient d’avancer dans la société. J’ai été déçue. En fait, j’ai été confrontée à des tâches plus exécutives, répétitives, quand ce n’était pas faire office de passe-plat… Une réalité dans laquelle on ne privilégie pas forcément les idées, mais la rapidité d’exécution. Quand je dis que j’ai fait cinq ans, ressenti: quinze, c’est que je trouvais le temps long, quoi. Je ne voyais pas le bout du tunnel: beaucoup de stress, de pression, et beaucoup de projets pour lesquels je ne voyais pas les tenants et les aboutissants…
Pour te donner un exemple, on créait des outils qui coûtaient très cher… pour les changer trois, quatre ans plus tard. C’était des usines à gaz. Je me disais que ce n’était pas possible d’être une équipe de vingt personnes à donner de son temps, de son énergie (dans le conseil, on est un peu des fusibles), à gérer des urgences. Et que, si c’était ça le monde du travail…, ça allait être long.
Je me suis vue attendre le métro le matin en me disant «Vivement la retraite!»…

D’ailleurs, dans ton spectacle, tu dénonces l’hypocrisie en entreprise, tu ridiculises l’incompétence de certaines personnes et tu évoques la malveillance entre collègues…
L’entreprise, c’est un peu un univers à la Disney. On se dit que tout y est beau, que les gens y réussissent leur vie, alors que les coulisses ne sont pas toujours très cool… En réalité, Mickey est un intermittent qui a du mal à boucler ses fins de mois. Quand il est payé.
J’ai trouvé que cette facette de la vie en entreprise n’était pas assez traitée, et qu’il était intéressant de le faire. La sociologue Dominique Méda en parle beaucoup. Idem côté philosophie avec Julia de Funès. Mais dans la culture plus populaire je n’ai rien trouvé. Alors, j’ai commencé à faire des vidéos sur le sujet de la souffrance au travail.

Selon toi, «la dépression, c’est un peu comme le darjeeling: ça infuse». C’est pour cette raison que tu as opéré une reconversion professionnelle, en décidant de tout plaquer pour le stand-up ?
Franchement, cela a été un déclic. J’ai eu une phase assez sombre de mal-être au travail. Au minimum, je pleurais, je me sentais mal et j’avais la nuque bloquée. Parfois, j’arrivais dès le matin en pleurs. Je n’étais pas bien mentalement, et c’est devenu physique. Et puis j’ai eu un déclic quand je me suis demandé jusqu’à quand je m’infligerais ça. Comme un instinct de survie. C’est-à-dire qu’au bout d’un moment partir devient la seule voie envisageable. C’est là que je suis allée vers le stand-up. J’y retrouve une forme de liberté d’expression, de ton, de jeu, de relâchement…, c’est une respiration.

Ça se passe comment pour les femmes dans le stand-up?
C’est un milieu qui fait partie de la société. Comme c’est globalement un peu compliqué pour les femmes dans la société, le stand-up n’est pas épargné. Se faire une place reste compliqué. D’ailleurs, on entend les poncifs: «On est très nombreux, il y a peu de places.» Alors, c’est difficile de s’en faire une. D’autant plus qu’on se retrouve catégorisé.e très vite. Des directrices et des directeurs artistiques m’ont dit: «C’est cool ce que tu fais, parce que ce n’est pas de l’humour féminin.» J’ai cru y voir un compliment, puis je me suis dit: «Mais c’est quoi, l’humour féminin?» C’est vrai quoi, il n’y a pas d’humour masculin. Comme explication, on m’a répondu: «Les femmes parlent beaucoup de leurs règles…» J’ai répondu que ça faisait partie de leur quotidien, en rappelant qu’on n’allait pas reprocher à un humoriste de beaucoup parler de sa copine.

Pour une question de quotas imposés, j’ai déjà entendu: «Il nous manque une fille pour la programmation.» Et des garçons venir reprocher: «Tu prends la place d’un garçon…»

A un moment dans ton spectacle, tu dis du divorce que «c’est tendance». Pourquoi, à ton avis?
Globalement, les femmes sont plus indépendantes. Même si j’ai tendance à critiquer le monde du travail, je reconnais que le travail constitue une forme d’indépendance. Avec un salaire, les femmes sont moins dépendantes. Et puis, je pense que la séparation est plus acceptée qu’il y encore vingt ou trente ans. Avant, quand des couples disaient: «On divorce», on entendait des «Oh, ils osent, c’est que ça ne va pas…» Les femmes étant devenues plus indépendantes financièrement, c’est moins risqué. Même si dans certaines catégories sociales c’est plus compliqué.
Je pense que, globalement, l’institution que représentait le couple se déconstruit peu à peu, que la notion de famille évolue un peu différemment sur des formes un peu plus libres. Je le vois autour de moi, des gens se marient et divorcent. Cela devient un fait de vie.

Tu prétends parler aux vaches, tu as suivi une formation ou ça t’est venu naturellement ?
Ça m’est venu naturellement.

On peut avoir un aperçu auditif?
Ça peut être: «Meuh.»

D’accord. Et «meuh», ça veut dire quoi en langage de vache?
Ça pourrait dire: «Bonjour!» Alors, il y a beaucoup de «meuhs» dans cette langue mais, dans le ton, ça permet de faire passer beaucoup de messages. Sinon, ça peut vouloir dire: «Bonjour, merci d’être là, ravie d’avoir fait ta connaissance,…»

Quand tu es énervée, le «meuh», ça donne quoi?
«Meuh!!!»

On rit beaucoup dans ton spectacle. En même temps, le public vient pour ça. Mais, quand tu évoques l’attirance de Bambi pour les enfants –pas l’animal de fiction mais Mickael Jackson–, on entend grincer des dents. Le signe d’une prise de conscience?
Peut-être pas encore. Je pense qu’on en est encore au stade de la gêne, du malaise. J’ai un doute là-dessus. Mais c’est vrai, c’est un passage qui fait toujours un peu grincer des dents.

A ce sujet, la justice américaine a décidé de relancer les poursuites contre Mickael Jackson**** le 18 août dernier.
Je trouve ça bien, pour ces enfants devenus adultes, que ce soit possible maintenant.

Ce clin d’œil dans ton spectacle remet sur le tapis la notion d’imprescriptibilité et du traitement des icônes. Mickael Jackson avait beau être surnommé «le roi de la pop», cela ne l’a pas empêché de se comporter comme un sacré dégueulasse. C’est important de mettre les pieds dans le plat, quand même. Je te laisse le mot de la fin avec une dernière question.

Dans ton spectacle, tu glisses à un moment: «Je ne sais pas pourquoi mais, tous les cinq ans, on laisse la priorité à droite». Pour toi, on en est où côté politique en France?
On en est à droite, avec une radicalité dans certains propos. A 34 ans, je commence à avoir un peu de recul par rapport à la politique. Je vois revenir certains sujets tous les trois-quatre ans, comme l’immigration. Chaque été, c’est le retour du débat sur le burkini. Ce ne sont pas des sujets qui fédèrent. Sur les révoltes urbaines suite au décès de Nahel, plutôt que de se poser des questions de fond sur l’intégration de ces jeunes –parce qu’ils ont envie de bosser, de s’intégrer, c’est de ça qu’ils ont envie–, on va parler dans la plupart des médias de la minorité qui casse des vitrines. La restitution n’est jamais globale, il y a un manque d’analyse dans les faits, et on glisse vers une forme de radicalité.
Effectivement, tous les cinq ans, on laisse la priorité à droite. Ça fait quand même un moment qu’on se retrouve avec la famille Le Pen: soit le père, soit la fille, soit la nièce…
Ça veut dire aussi qu’on n’arrive pas à faire émerger autre chose, comme si c’était la seule voie possible. Je trouve compliqué qu’à chaque fois, tous les cinq ans, le seul choix qui reste, c’est un choix «démocratique» ou le choix de l’extrême droite.

En parlant de démocratie, penses-tu que cette politique s’apparente à la devise «diviser pour mieux régner» et qu’on n’arrive pas à en sortir?
Peut-être. Je pense qu’il existe aussi une forme de confort en politique, parce qu’il faut de l’audace pour amener certains sujets comme le réchauffement climatique, l’inclusion…

Est-ce que ce confort entretenu correspond aux attentes de la population française?
Non, je pense qu’il y a un décalage. Je vais l’illustrer avec la réforme des retraites. On s’est tapé six mois de débats sur les retraites, six mois pendant lesquels on ne nous a rien expliqué. On nous a juste dit que, comme on allait vivre plus longtemps, on devait travailler plus longtemps. Or on ne veut pas travailler plus longtemps. Ce n’est plus une finalité en soi, le travail. On n’a toujours pas questionné notre rapport au travail, la place qu’on souhaite lui réserver dans nos vies, et la pénibilité. C’est comme si on évoluait dans des bulles différentes. Le décalage, il est là. Pour illustrer, c’est comme si pour soigner un rhume je me faisais un bandage au pied…
Propos recueillis par Claudine Cordani

* Jour de fête joue les prolongations chaque mercredi, et jusqu’au 20 décembre prochain, au théâtre parisien du Point Virgule…

** Retrouvez notre test ici pour découvrir quel genre de féministe vous êtes.

*** Entre 51 et 60 points: super féministe hésitant.e

Vous avez toujours été féministe dans le sens où vous prônez l’égalité des sexes et celui des droits depuis que vous êtes en âge de comprendre l’enjeu de cette différenciation, et de sa répercussion dans nos sociétés. Depuis quelque temps, vous vous renseignez sur les divers courants féministes, et vous avez découvert que l’écoféminisme réunit à lui seul toutes les revendications d’injustice. Ainsi, vous vous demandez si cela est juste que vous vous définissiez comme féministe, alors que vous partagez clairement les valeurs de l’écoféminisme.

**** Quatorze ans après sa mort, la justice américaine a décidé de relancer les poursuites pour abus sexuels sur mineur contre l’artiste cet été, le 18 août 2023. Cela a été rendu possible grâce à l’allongement du délai de prescription en Californie instauré en 2020.

Découvrez ici la chaîne YouTube de Lucie Carbone.