← Retour Publié le

8 MARS (2/3) «La question du travail est centrale dans les inégalités aujourd’hui encore»

Dans son analyse, l’historienne française Mathilde Larrère, spécialisée dans les mouvements de revendication du XIXe siècle et la citoyenneté, confirme que malgré leurs diplômes –plus nombreux que ceux des hommes– la situation des femmes qui travaillent reste précaire. Elle rappelle également l’importance de ne pas invisibiliser les plus dominées d’entre elles, et de ne pas reproduire dans les cercles féministes les types de domination sociale. Interview.

Est-ce que, à l’image de ce qu’a montré la Révolution russe, révolution et revendications des femmes s’entremêlent souvent?
Mathilde Larrère: Oui, les féministes saisissent ces mouvements comme des brèches pour mener des revendications, puisque leur parole n’est pas légitime au quotidien dans l’espace public. Ce fut le cas lors de la Révolution française. Et leurs revendications sont souvent aussi intimement liées aux mouvements ouvriers. La question du travail est centrale dans les inégalités aujourd’hui encore.

En moyenne, les femmes sont désormais plus diplômées que les hommes, mais sont toujours dans des situations plus précaires, qu’il s’agisse des salaires, des types de contrat ou des pensions. Le plafond de verre est toujours présent. La réforme des retraites actuelle est encore venue le rappeler.

La Révolution russe montre également que les femmes n’ont pas forcément les mêmes revendications, les mêmes priorités, notamment selon leur milieu social. Qu’est-ce qui explique que tel droit ait pu être acquis avant tel autre?
Les luttes pour l’accès à l’instruction et au droit de vote sont priorisées suite aux réflexions de la journaliste et féministe Hubertine Auclert. Elle est convaincue qu’il faut être stratégique et aller chercher les droits qui seraient des atouts pour aller chercher les autres. Tout part de l’instruction: ce n’est pas pour rien que l’accès à l’école est l’une des premières choses dont on prive les jeunes filles… comme on peut le voir en Afghanistan.

On réduit souvent les Suffragettes au seul droit de vote, le MLF (Mouvement de libération des femmes) au droit à l’avortement, pourtant toutes les revendications sont là depuis les origines. Le XXe siècle a été un siècle plus favorable pour le droit d’association, pour une liberté d’expression plus large, et pour le droit de vote. Durant les années 1970, le contexte est plus favorable pour parler de la libre disposition de son corps et du droit à l’avortement.

Aujourd’hui, on traite de «néoféministes» celles qui s’engagent pour lutter contre la masculinité de la langue comme si c’était un caprice, quelque chose de nouveau, alors que c’est le cas depuis la Révolution et Marguerite Durand, journaliste et féministe. On peut aussi parler du Courrier de l’hymen, lancé par des femmes en 1791 pour dénoncer les violences sexuelles et sexistes dont elles étaient victimes.

Un point qu’a remis sur la table #MeToo… en 2017. Avec le recul que l’on a, est-il juste de comparer ce mouvement revendicatif aux autres grandes vagues?
Au début, j’estimais comme d’autres historiennes qu’on ne pouvait pas l’associer à ce que l’on a connu pendant la Révolution ou la Commune, parce que le mouvement se concentrait exclusivement sur les violences sexistes et sexuelles. Il n’y avait pas encore de remise en question des inégalités hiérarchiques, de ce rapport de forces profondément inégalitaire qui place les femmes en position de dominées, et qui l’alimente. Grossièrement, tant qu’il y aura une large majorité de patrons hommes et de secrétaires femmes rien ne changera.

Rapidement, #MeToo a ouvert la voie à une réflexion globale sur le patriarcat et sur la domination masculine. Ma position a donc changé. Il y a un «avant» et un «après». Des phénomènes qu’on avait totalement intégrés comme naturels sont remis en question par les femmes comme par les hommes. L’historienne Michelle Perrot dit: «On ne naît pas féministe, on le devient.» Je l’étais avant #MeToo. Je le suis d’autant plus depuis, et je ne suis pas la seule.

Malgré ces avancées évidentes, le mouvement féministe est divisé sur certains sujets, sur les prochains combats à mener, je pense notamment à la question du port du voile, à la prostitution, aux femmes transgenres… Comment progresser malgré tout?
Je pense qu’il y a deux choses importantes à garder en tête. Ces divisions sont utilisées par certains pour décrédibiliser les féministes. Pourtant, il ne faut pas oublier qu’il y a toujours eu des conflits dans le mouvement féministe, et il ne faut pas s’en inquiéter. C’est sain en démocratie qu’il y ait du conflit. Ensuite, on doit rester vigilantes pour ne pas reproduire au sein de notre groupe de femmes d’autres types de domination, sociale, hétéronormée, raciste, et ne pas invisibiliser les plus dominées d’entre nous.

En savoir plus, les recommandations de Mathilde: les œuvres de Titiou Lecoq, et Ne nous libérez pas, on s’en charge de Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, et Simone de Beauvoir.

Dossier en trois volets de Justine Saint-Sevin
Partie 1/3, un peu d’histoire
Partie 3/3, interview de Marion Philippe